Tamatoa changeait d'humeur comme de chemise. Et, depuis qu'il était devenu un humain, il pouvait lui arriver de changer de chemises au moins cinq fois durant la même journée. C'est dire à quel point ses sautes d'humeur pouvaient être rapides et nombreuses. Il avait commencé la soirée en étant de très bonne humeur, et, maintenant, il était envahi par la morosité. Les raisons de cette mélancolie soudaine pouvaient être multiples. Peut-être était-ce à cause des nombreux cocktails qu'il avait ingurgités et qui étaient occupés à lui vriller la tête ? Peut-être était-ce parce qu'il était le seul fêtard de la pièce à ne pas avoir encore succombé à un doux sommeil alcoolisé ? Ou peut-être était-ce à cause du verre rempli de crevettes qu'il avait en face de lui et qui monopolisait à présent toute son attention ? Ou toutes ces raisons à la fois ? Difficile à dire.

Toujours est-il que Tamatoa s’empara d'une des crevettes, coinça le fruit de mer entre deux de ses doigts et l'approche de son visage. Avant, ce simple geste aurait provoqué des frétillements désespérés de l'amuse-gueule essayant vainement de s'échapper. Ici, rien. La crevette restait inerte, déjà morte et cuisinée avec soin bien avant qu'il n’atterrisse dans ce verre rempli de ces semblables. Le mangeur poussa un soupir dépité. Alors, oui, la crevette était bien meilleur préparé ainsi et, évidemment qu'il allait quand même la manger ! C'est juste que... Il fallait y mettre les formes. Tout comme il était coutumier aux changements d'humeur, jouer avec sa nourriture avant de la dévorer faisait partie intégrante de lui.

"Crevette... Tu veux que je te raconte une histoire ?" Souffla-t-il. De ses deux doigts, il agita la crevette pour feindre un hochement de tête de la part du fruit de mer. "Tu veux que je te la chante ?" Demanda Tamatoa avec une pointe d'espoir. Cette fois, il feinta un hochement de tête plus vif provenant de la crevette. Malheureusement, alors qu'il prenait une grande inspiration pour commencer à chanter, les prémisses d'une gueule de bois lui vrilla les tempes. "Hum... Peut-être pas en chanson cette fois." Commenta-t-il avec une grimace et en se passant sa main libre le long de son front endolori. L'alcool et la gueule de bois qui allait avec étaient des grandes nouveautés de sa nouvelle vie auxquelles il ne s'était pas encore habitué. Il se laissa glisser en bas de son siège pour s'installer par terre, tenant toujours délicatement la crevette entre ses deux doigts comme il l'aurait fait autrefois avec une de ses pinces de crabe. "Tu sais, avant, j'étais un tout petit crabe. Presque aussi petit que toi." Commença-t-il à raconter en tapotant ce qui correspondait au torse de la crevette. Il marqua une pause, comme s'il écoutait un commentaire de son interlocuteur imaginaire. "Oui. Oui. C'est vrai. Et, crois-moi, Lalotai n'est pas un endroit paisible quand on est tout petit." Commenta-t-il en faisant une moue tristounette trop caricaturale pour être crédible. "Laisse-moi te donner une leçon de vie, crevette. Que se soit dans ce monde ou ici, tu es soit celui qui dévore, soit celui qui est dévoré." Comme pour illustrer son propos, de sa main libre, il ramena vers lui le verre rempli de crevettes et en dévora bruyamment deux d'entre elles.

Tamatoa marqua une pause, le temps de se lécher les doigts, avant de poursuivre. "Je n'étais pas fort alors je devais être malin, tu vois ? J'ai patiemment construit le piège parfait. Au début, ce n'était qu'une pièce en or récupérer dans une carcasse de bateau que je tenais au-dessus de ma petite carapace. C'était suffisant pour jouer avec les reflets de la lumière et déstabiliser assez mes proies pour les agripper de mes pinces. D'abord j'attrapais des petits poissons ridicules, puis, à mesure que je grossissais, que mon trésor prenait de l'ampleur et que je devenais plus fort, j'en attrapais qui était de plus en plus gros. T'aurais vu ça, crevette. C'était magnifique ! Tout scintillait ! Je n'avais qu'à ouvrir la bouche pour qu'un déluge de poisson tombe tout frais dedans." À ce souvenir, Tamatoa se passa la langue sur ses lèvres et soupira d'aise. L'instant suivant, une ombre passa sur le tableau de ce charmant souvenir et son visage s'assombrit. "Et puis Maui est arrivé !" Grogna-t-il entre ses dents.

Le cas du demi-dieu demeurait toujours un sujet sensible, impossible à oublier. Comment l'aurait-il pu ? Son demi-auriculaire lui rappelait en permanence les revers de fortune qu'il avait subis à cause de ce maudit Maui. "Au début, on s'entendait bien pourtant. Et puis, sans raison, il m'arrache une pince !" Raconta-t-il, scandalisé, avant de faire une moue songeuse. "Oui, peut-être qu'il m'a attaqué parce que j'ai essayé de le manger en premier. Moi, je crois plutôt que c'était pour avoir un autre de ses stupides tatouages." Aujourd'hui, il n'était pas d'humeur à reconnaître l'influence qu'avait eue le look du demi-dieu sur sa façon d'être. Il préférait concentrer son récit sur sa vengeance, la recherche infructueuse du coeur de Te Fiti, puis, l'acquisition du fameux hameçon de Maui qu'il avait fait trôner fièrement tout en haut de sa carapace. "C'était à la fois, l’appât ultime pour ma vengeance et le clou de ma collection." Se vanta-t-il avec ferveur. Sa main libre glissa vers son cou pour toucher la réplique de l'hameçon qu'il portait parmi la collection de chaînette en or. "Mille ans que je l'ai attendu. Qui attend mille ans pour venir chercher son trésor le plus précieux, hein ? Le comble de l'impolitesse. Hum ? Que dis-tu, crevette ?" Tamatoa pencha de nouveau la tête comme pour écouter un murmure provenant de l’apéritif qu'il tenait toujours délicatement dans une de ses mains. "Que je suis bien conservé pour quelqu'un qui a plus de mille ans ? Oooohhhh, flatteuse."

Ce compliment imaginaire lui arracha un nouveau sourire qui disparut aussi vite que la première fois. "Flatteuse comme cette petite chipie qui est venu dans ma grotte pour me faire parler pendant que monsieur muscle essayait de me voler !" Son regard envers la crevette se fit accusateur. Il fut soudainement sur le qui-vive, comme s'il redoutait de voir surgir un Maui camouflé derrière n'importe quel élément du décor luxurieux de son loft. "Tu n'essayerais pas de faire pareil, la crevette ? Hein ?" Il se détendit. "Ah non, c'est vrai, toi, tu ne peux pas m'échapper. Tu es déjà morte." La suite de son histoire était bien moins agréable à raconter alors il se contenta d'en faire mentalement le bilan. La peur en voyant Maui récupérer son hameçon. La jubilation mauvaise en constatant que le demi-dieu avait perdu son habileté à se transformer. Le plaisir d'avoir fait remonter de vieux souvenirs épineux à la surface. La satisfaction de le sentir entre ses mâchoires en train de lutter de toutes ses forces pour ne pas se faire avaler. Et puis... Se faire avoir par une imitation grossière du Coeur, lutter, échoué et tomber sur le dos, incapable de se redresser sur ses pinces. Tout cela était vraiment trop embarrassant à raconter, même en n'ayant qu'une crevette comme auditoire.

Tamatoa poussa un long soupir mélancolique. Le plus dure dans cette partie de l'histoire n'était pas sa défaite. Le pire était que tout Lalotai avait profité de son incapacité à se relever pour piller sa caverne sous ses yeux ! "Rectification, crevette. Dans ce monde, c'est soit dévoré où être dévoré, MAIS, si tu subis un revers de fortune, il vaut mieux être petit et mignon sinon personne ne viendrait t'aider." Il soupesa la perle de sagesse qu'il venait d'énoncé avant de marmonner : "Je chante quand même mieux que ce Sébastien." avant d'inspecter la crevette de bas en haut. "Tu es petite, mais pas vraiment mignonne, crevette. Dommage pour toi."

Sur ces mots, Tamatoa trempa la crevette, qui était devenu mentalement son interlocutrice improvisée, dans de la sauce. "Que dis-tu, crevette ?" Redemanda-t-il en retirant le crustacé de la sauce. "Mais, monsieur Tamatoa, vous ne ressemblez pas à un crabe géant ? Finement observer, crevette, finement observer." Tamatoa leva la tête vers le plafond comme s'il pouvait y trouver la réponse de ce mystère. "Je ne sais pas comment s'est arrivé. Je me suis réveillé, un jour, ici et comme ça." Il hocha la tête en direction de la crevette qu'il faisait bouger entre ses doigts en imitant l'agitation qu'une marionnette se lançant dans un long discours aurait pu avoir, dispersant au passage des gouttes de sauce autour de lui. "Tu as raison, j'aurais pu tomber plus mal."

Ici, il était Tamatoa Lalotai. Joaillier et créateur de la gamme Shiny. Que ce soi dans la décoration de son loft à Downtown où dans le travail, il était perpétuellement entouré d'objets précieux. Ce scintillement perpétuel dans lequel il vivait désormais l'avait aidé à assimiler le choc au réveil. Tout lui avait demandé un sérieux temps d'adaptation, à l'exception de son travail. Les gestes lui étaient venus naturellement, comme s'il était né pour créer de jolies choses scintillantes. "Le plus dur, c'est de me séparer de mes créations. Je sais, c'est flatteur d'apprendre que certaines personnes seraient capables de vendre père et mère pour posséder un de mes bijoux. Mais... Il n'empêche qu'on me vole mon travail et on ne me donne que des bouts de papier imprimés qu'ils nomment dollars en échange. Ils appellent ça... Comment déjà... Du commerce. Il n'y a que les humains pour inventer quelque chose d'aussi bizarre." Il haussa les épaules. "Enfin... Avec ces dollars, je peux m'acheter plein de jolies choses." Son regard traîna sur le décor et s'attarda sur les silhouettes des autres fêtards endormies un peu partout dans des positions plus ou moins incongrues. Ses bijoux lui permettaient d'acheter des jolies choses, oui, et également des amis. Des personnes lui servant des flatteries en continu, qui le trouvaient génial quoi qu'il dise ou qu'il fasse. C'est grâce à leurs louanges que l'ancien crabe avait assimilé les grandes lignes de sa nouvelle vie, à force qu'on vante ses prouesses de s'être extirpé des quartiers pauvres par la seule force de son talent pour devenir le plus grand joaillier de Los Angeles. C'est aussi grâce à son argent qu'on a toléré ses manies et autres questions étranges, lui qui avait encore par moment du mal à s'adapter à son nouvel univers. Apparemment son "ancien lui" avait déjà une sacrée réputation d'excentrique qui lui collait aux basques. Tout cela lui avait appris à prendre ses marques. Au fond, la sphère sociale dans laquelle il gravitait actuellement semblait aussi cruel que Lalotai. Il n'était pas vraiment dépaysé. Il en allait de même pour ses méthodes. Ici aussi, il attirait les autres en leurs faisant miroiter ses richesses. À la différence que, cette fois, il ne les mangeait plus après les avoir appâté jusqu'à lui. Ce qui signifie qu'il devait entretenir continuellement ces amitiés factices reposant entièrement sur des possessions matérielles à coups de cadeaux et de fêtes coûteuses qui se finissaient le plus souvent en 'after' chez lui comme aujourd'hui. C'était beaucoup plus simple avant. D'un autre côté, avec son ancienne méthode, il finissait toujours seul, au final, alors que, désormais, il ne l'était plus jamais. Même si, pour l'heure, son seul interlocuteur était un apéritif.

Lui qui était d'humeur morose était à présent sujet à l'introspection. "Que vais-je faire maintenant, crevette ? Hummm ? Me venger ? Ah, j'y ai songé. Tu sais..." Il tourna et retourna la crevette entre ses doigts. "J'ai vu la chipie et l'autre monsieur muscle en ville... Ils ne m'ont même pas reconnu." Nouvelle pause, nouvel échange imaginaire. "Oui, tu as raison, je ne peux pas vraiment leur en vouloir de ne pas m'avoir reconnu. J'ai totalement changé d'apparence. Mais... Tout de même... Cela reste vexant ! Moi qui fait tellement d'efforts pour marquer les esprits ! Quoi que... Ce n'est pas le seul problème. J'ai étalé au demi-dieu tous les titres pompeux qu'il s'était autoproclamé... Monsieur l'idole des Hommes etc. et il n'a pas réagi du tout. Tu sais... C'est dur de se venger quand l'objet de ta vengeance ne se souvient pas de toi ni de qui il est censé être lui-même." Sa déprime prit des allures suspicieuses. Peut-être que la chipie et monsieur muscle préparaient un autre mauvais coup et feintaient l'amnésie pour qu'il commette un faux pas et tombe dans un nouveau piège ? Ou alors il s'était tout simplement trompé sur la personne ? Les humains ont cette fâcheuse tendance à tous se ressembler. Dans le doute, mieux valait feindre à son tour de ne pas se souvenir de qui il était vraiment... Ce qui était une véritable torture pour quelqu'un d'aussi égocentrique que lui. Il ne pouvait pas s'empêcher de temps en temps d'en parler, surtout après que l'alcool ait coulé à flots durant les nombreuses fêtes qu'il organisait. Heureusement, quand sa langue fourchait en de telles occasions, soit il n'y avait personne pour l'entendre soit son interlocuteur était trop ivre pour se souvenir de ses confidences.

"Que dis-tu, crevette ? Chercher si le coeur de Te Fiti a également atterri ici ? Mais, la magie ne semble pas exister ici, alors, à quoi bon ? Même si je trouvais le Coeur, il ne serait qu'un vulgaire caillou... Au mieux, une pierre précieuse." Il s'interrompit brusquement, un éclair de génie traversant son regard suivit d'une lueur d'avarice. "Ooohhhh, et si c'était mon tour de les appâter avec le Coeur de Te Fiti ? Cela pourrait être le point d'orgue de ma nouvelle collection. Et le jour où Maui et la petite peste retrouveront la mémoire..." Tamatoa laissa l'idée faire son chemin dans ses pensées. "Ils viendront vers moi, moi, moi." Chantonna-t-il, en bougeant la tête en rythme, oubliant sa migraine. D'une pichenette, il fit voler la crevette en une courbe gracieuse et l'avala en plein vol. Tandis qu'il savourait les craquements secs que produisait la mastication de son repas, les lèvres de Tamatoa s'étirèrent en un grand sourire joyeux. "Ce plan me plaît." Il se leva d'un bon et claqua dans ses mains. "Debout là-dedans ! Deuxième round !" Des grognements de protestations s'élevèrent un peu partout en provenance des endormis. Sans s'en soucier, Tamatoa s'approcha d'un jukebox et appuya sur un bouton. Une version remixée de la chanson "All I. Do Is Win" résonna au volume maximum dans le loft. Impossible à ignorer. "ON FAIT LA FÊTE !"Cria joyeusement l'ancien crabe tout en commençant à chanter et danser au rythme de la musique. "Tout ce que je veux c'est gagner, gagner, gagner quoi qu'il arrive ! J'ai que l'argent en tête, je n'en ai jamais assez !" En chantonnant en rythme, il alla chercher une bouteille de champagne qu'il déboucha avec un cri joyeux.

— On fête quoi ?" Marmonna une demoiselle, immergeant doucement depuis le canapé où elle s'était vautrée. Tamatoa sourit de toutes ses dents, ravi d'avoir cette fois, une interlocutrice bien vivante à qui parler.
— Le début d'un nouveau projet très intéressant." Il leva la bouteille de champagne comme s'il s’apprêtait à porter un toast. Son sourire devint carnassier. "Tu veux que je te raconte ?"